Par Suzanne Gabriels, experte en prévention du tabagisme à la Fondation contre le Cancer
Chère Madame la Ministre, cher Monsieur le Ministre,
La stratégie interfédérale 2022-2028 pour une génération sans tabac, telle qu’elle a été publiée en décembre 2022, nous apprend que vous voulez interdire la vente de cigarettes électroniques via certains canaux, par exemple lors des festivals. Vous allez également interdire l’exposition à la vue de ces produits (« display ban ») dans les points de vente.
En tant qu’experts spécialisés dans divers domaines, nous estimons que ces mesures vont dans le bon sens. Nous insistons cependant pour que les cigarettes électroniques jetables soient elles aussi retirées des points de vente, et le plus rapidement possible.
Les cigarettes électroniques jetables sont disponibles dans 1001 saveurs et arômes[1], souvent proches de ceux des bonbons ou des fruits.[2] Qui plus est, elles sont vendues dans des emballages colorés qui font croire qu’elles sont inoffensives et qui occultent leur nocivité. Certains emballages imitent même ceux de friandises ou de jouets appréciés des enfants. Saveurs, formes et couleurs… l’on comprend clairement que ces cigarettes électroniques jetables ont été conçues pour séduire les plus jeunes. Leur prix à l’achat est en outre attrayant, ce qui les rend accessibles à ce jeune public ciblé par les fabricants.
Les cigarettes électroniques jetables sont conçues pour délivrer entre 600 et 2 500 bouffées (« puffs »).[3] Elles sont ensuite inutilisables et doivent être jetées. Une dose de 600 puffs correspond plus ou moins au nombre de bouffées inhalées lorsqu’on fume 2 paquets de cigarettes.
Si de nombreuses cigarettes électroniques jetables contiennent de la nicotine, d’autres sont 100 % sans nicotine. C’est là une astuce de marketing supplémentaire qui permet aux fabricants de jouer sur l’argument de l’absence de risque de dépendance. De nombreux jeunes utilisateurs de cigarettes jetables ne savent absolument pas si le produit contient ou non de la nicotine.
La nicotine est l’une des trois drogues les plus addictives au monde. Pour l’industrie du tabac, induire une assuétude dès le plus jeune âge est la garantie de s’assurer une rente à vie, au détriment de la santé des utilisateurs ! Leur business model est fondé sur le développement de cette dépendance. Or, la consommation de nicotine endommage davantage le cerveau des jeunes, encore en plein développement, que celui des adultes. Compte tenu de l’effet préjudiciable de la nicotine sur le développement de leur cerveau et sur leur santé mentale, nous devons tout mettre en œuvre pour éviter l’exposition des enfants et des jeunes à la nicotine. Plus que jamais.
A la dépendance induite par la nicotine s’ajoutent les effets dommageables des additifs, dont la toxicité à l’inhalation n’est pas encore connue.
Des réseaux sociaux comme TikTok, Snapchat et Instagram font activement la promotion des cigarettes jetables. Ces produits sont donc de plus en plus populaires parmi les jeunes, au point que même les enfants du primaire ne sont pas à l’abri !
Pour éviter (d’aggraver) une véritable épidémie de dépendance à la nicotine chez les jeunes, nous vous demandons instamment d’interdire la vente de ces cigarettes électroniques jetables.
Le souhait d’aider les fumeurs à décrocher du tabac ne peut en aucun cas conduire à une situation qui inciterait massivement et librement les jeunes à « puffer ». Permettre aux personnes qui fument déjà de continuer à acheter des cigarettes électroniques (car nous ne plaidons pas pour l’interdiction totale de ce produit) impose d’appliquer, pour les jeunes non-fumeurs, le principe de précaution. Dans le dernier avis du Conseil Supérieur de la Santé, les experts plaident par conséquent en faveur d’une interdiction à la vente des versions jetables de la cigarette électronique.
Les professionnels de la santé comme les experts du CSS ou encore les tabacologues de Tabacstop n’hésitent pas à affirmer que la cigarette électronique pourrait être une aide possible au sevrage tabagique, pour autant que l’on prévoie suffisamment de garanties pour éviter que le vapotage ne devienne une nouvelle norme sociale. À cet égard, l’interdiction de la vente de cigarettes électroniques jetables est très importante.
Ce plaidoyer tient aussi compte d’une série de considérations environnementales et climatiques. Les cigarettes électroniques jetables créent des montagnes de déchets à l’origine d’un véritable désastre environnemental. Ces dispositifs électroniques, superflus, contiennent des métaux, comme le lithium. Celui-ci est un élément indispensable pour réaliser la transition verte nécessaire à la lutte contre le changement climatique. L’offre massive de cigarettes électroniques jetables et leur succès croissant sont responsables d’un gaspillage de lithium tout à fait évitable. Il est en outre impossible de recycler le plastique de ces dispositifs électroniques. Batterie, plastique, nicotine et autres substances sont jetés, sans possibilité de tri, une fois la cigarette électronique « épuisée ». Ces matériaux et substances atterrissent dans les déchets non triés, où ils n’ont pas leur place, ou même dans la nature, où ils représentent un danger pour les enfants, les animaux et l’environnement.
Chers ministres, nous comptons sur vous pour interdire à l’avenir la vente de ces cigarettes électroniques jetables.
Nous vous remercions d’avance pour l’attention que vous porterez à ce courrier et pour votre engagement à mettre en œuvre cette interdiction.
Suzanne Gabriels, experte en prévention du tabagisme à la Fondation contre le Cancer et lauréate du prix de la Journée mondiale sans tabac 2023 de l’OMS
Cosignataires :
Dr Veronique Le Ray, directrice médicale, Fondation contre le Cancer
Prof. Pierre G. Coulie, Institut de Duve, Professeur à l’ UCLouvain et président du Conseil d’administration de la Fondation contre le Cancer
Prof Eric Van Cutsem, MD, PhD Gastroenterology / Digestive Oncology and Chairman of the Board of Directors Belgian Foundation against Cander
Prof. Laurence Galanti, professeur émérite Université Catholique de Louvain, Institut de Recherche Santé et Société UCL
Prof. Vincent Lorant, professeur de sociologie médicale à l’UCL et chercheur à l’Institut Santé et Société (UCL)
Prof. Nik van Larebeke M.D. Ph.D., Honorary Professor of Ghent University, Faculty of Medicine and Health Sciences, Study Centre for Carcinogenesis and Primary Prevention of Cancer
Prof. Filip Lardon, professeur d’oncologie à l’UAntwerpen et expert au Conseil Supérieur de la Santé
Prof. Guido Van Hal, professeur d’épidémiologie sociale à l’UAntwerpen et expert au Conseil Supérieur de la Santé
Prof. Kristiaan Nackaerts, professeur de pneumologie/oncologie à l’UZ Leuven, KU Leuven, et membre de l’Association flamande pour la santé respiratoire et la lutte contre la tuberculose (Vereniging voor Respiratoire Gezondheiszorg en Tuberculosebestrijding, VRGT)
Prof. em. dr. Frieda Matthys, psychiatrie et psychologie médicale VUB, président du groupe de travail permanent sur les soins de la santé mentale du Conseil Supérieur de la Santé
[1] “The number of available e-liquid flavors exceeded 7500 in 2014 and is still increasing.“ Source : An E-Liquid Flavor Wheel: A Shared Vocabulary Based on Systematically Reviewing E-Liquid Flavor Classifications in Literature (https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/29788484/ )
[2] choco nuts, christmas cookie, mojito, ice cream, apple pie, chocolate cake, gummy bear, pink lemonade, summer fruits, watermelon…
[3] Source : the Fact Sheet on Puff Bar and other disposable ENDS (https://www.at-schweiz.ch/userfiles/files/Downloads/Factsheets/2022_03_17%20Factsheet%20Puff%20Bar%20(EN).pdf)